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Le problème du «langage privé» et la conception wittgensteinienne du langage

Published online by Cambridge University Press:  13 April 2010

Denis Sauvé
Affiliation:
Collège de Saint-Hyacinthe

Extract

Dans les Recherches philosophiques, Wittgenstein consacre une série importante de remarques au problème du «langage privé». Un langage privé, d'après la définition qu'il donne dans ces passages, est un langage dont les mots sont censés se référer «à ce dont seul celui qui parle peut avoir connaissance; à ses sensations immédiates et privées […]» (243). Le résultat bien connu de sa discussion est que non seulement il n'y a pas en fait, mais il n'est pas possible qu'il existe un tel langage; pour lui, un langage doit être nécessairement «public», c'est-à-dire parlé par plusieurs locuteurs. De l'avis de tous les commentateurs, ces remarques sur le thème du langage privé occupent une place centrale dans les Recherches, mais les opinions diffèrent sur la façon dont on devrait les interpréter. Dans ce qui suit, je défends l'interprétation d'après laquelle sa discussion doit se comprendre en la replaçant dans le cadre d'une philosophie du langage. De façon plus précise, j'essayerai de montrer quel est le lien entre l'«argument du langage privé», comme le désignent les interprètes, l'argument qu'il avance contre l'idée qu'il pourrait exister un langage comme celui-là, et ses vues sur le langage et la signification. Il y a en réalité, je pense, non pas un mais deux «arguments du langage privé» et les deux arguments, que je vais exposer, visent indirectement à mettre en relief une conception d'ensemble du langage, celle qu'il met de l'avant dans ses Recherches, et non pas seulement, de façon plus étroite, une conception ayant trait au langage des sensations (bien que beaucoup de ses remarques se rapportent au problème du langage des sensations). Comme je le dirai aussi plus loin, cette image du langage qu'offre Wittgenstein dans les Recherches soulève une difficulté, si je l'interprète correctement, mais celle-ci n'enlève rien à l'intérêt philosophique de ses remarques.

Type
Articles
Copyright
Copyright © Canadian Philosophical Association 1988

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References

1 Les références entre parenthèses indiquent les numéros de paragraphes des Philosophische Untersuchungen (Philosophical Investigations) de L. Wittgenstein, texte original avec la traduction anglaise de G. E. M. Anscombe (Oxford: Basil Blackwell, 1953).Google Scholar

2 Je développe ici plus longuement une interprétation esquissée ailleurs, dans un article intitulé «L'argument du langage privé», Dialogue 24/1 (1985)Google Scholar. Je fais dans cet autre article la critique de l'interprétation, assez courante, voulant que les mots de sensations du langage courant pour Wittgenstein ne dénomment pas des sensations (ou n'ont pas pour rôle de s'y référer). Dans ce qui suivra, je supposerai que pour lui ces mots se réfèrent bien à des sensations.

3 Rhees, R., «Wittgenstein's Notes for Lectures on “Private Experience” and “Sense Data”», Philosophical Review 77 (1968), 276.Google Scholar

5 Russell écrit: «Un nom, au sens logique étroit d'un mot dont la signification est un particulier [particular], ne peut s'appliquer qu'à un particulier dont le locuteur a une connaissance par familiarité [is acquainted], parce que vous ne pouvez pas donner un nom à quelque chose dont vous n'avez pas une connaissance par familiarité. […] Nous n'avons pas de Socrate une [telle connaissance] et, par conséquent, nous ne pouvons pas lui donner un nom. Quand nous employons le mot “Socrate”, c'est en réalité une description que nous employons» («The Philosophy of Logical Atomism», dans Marsh, R. C., éd., Logic and Knowledge [Londres: Allen and Unwin, 1956], 201Google Scholar). On pourrait interpréter la «protothéorie» comme une application de la distinction russellienne entre «knowledge by acquaintance» et «knowledge by description» au langage usuel des mots de sensations (plus précisément, aux noms communs de sensations).

6 Sur la notion de critère et sur la distinction que fait Wittgenstein entre critères et symptômes, cf., entre autres, Albritton, R., «On Wittgenstein's Use of the Term “Criterion”», The Journal of Philosophy 61 (1959)Google Scholar; et Canfield, J. V., «Criteria and Rules of Language», The Philosophical Review 83 (1974)CrossRefGoogle Scholar. Cf. aussi le livre de Canfield, Wittgenstein, Language and World (Amherst: The University of Massachusetts Press, 1981).Google Scholar

7 Malcolm, N., «Wittgenstein's Philosophical Investigations», The Philosophical Review 63 (1954)CrossRefGoogle Scholar, reproduit dans G. Pitcher, éd., Wittgenstein: The Philosophical Investigations. A Collection of Critical Essays (Garden City, N.Y.: Doubleday, 1966)Google Scholar; Winch, P., The Idea of a Social Science (Londres: Routledge & Regan Paul, 1958)Google Scholar, chapitre 2.

8 Malcolm, N., «Wittgenstein's Philosophical Investigations», dans G. Pitcher, éd., Wittgenstein: The Philosophical Investigations, 68.Google Scholar

9 Winch, P., The Idea of a Social Science, 30.Google Scholar

10 Ibid., 32.

11 D'autres auteurs partagent cette interprétation. Par exemple McGinn, C., Wittgenstein on Meaning (Oxford: Basil Blackwell, 1984), 192193.Google Scholar

12 Thomson, J. J., «Private Languages», American Philosophical Quarterly 1 (1964).Google Scholar

13 Cf. par exemple Goldberg, B., «The Linguistic Expression of Feeling», American Philosophical Quarterly 8 (1971)Google Scholar et, également, B. Stroud, «Wittgenstein's “Treatment” of the Quest for “A Language which Describes my Inner Experiences and which Only I Myself Can Understand”», dans P. Weingartner et J. Czermak, éds., Erkenntnis- und Wissenschaftstheorie. Akten des 7. internationalen Wittgenstein-Symposiums (Vienne: Hoelder-Pichler-Tempsky, 1983).Google Scholar

14 Pitcher, G., «About the Same», dans Ambrose, A. et Lazerowitz, M., éds., Ludwig Wittgenstein: Philosophy and Language (Londres: Allen and Unwin, 1972).Google Scholar

15 Ibid., 135.

18 Ibid., 137.

20 Cf. Wittgenstein, L., The Blue and Brown Books (Oxford: Basil Blackwell, 1958), 24.Google Scholar

21 Pitcher défend cette interprétation dans son livre intitulé The Philosophy of Wittgenstein (Englewood Cliffs, N.J.: Prentice-Hall, 1964)Google Scholar. Je présente une critique de son interprétation dans «L'argument du langage privé».

22 Cf. Malcolm, N., «Knowledge of Other Minds», The Journal of Philosophy 55 (1958)CrossRefGoogle Scholar, reproduit dans G. Pitcher, éd., Wittgenstein: The Philosophical Investigations, en particulier 380.

23 Dans Wittgenstein on Rules and Private Language: An Elementary Exposition (Oxford: Basil Blackwell, 1982)Google Scholar, S. Kripke défend une interprétation sur bien des points différente de celle exposée ici, mais, comme il le remarque, on peut tirer de son interprétation la même «conséquence paradoxale». Il serait naturel de penser, dit d'abord Kripke, que «it is a primitive part of our language game of sensations that, if an individual has satisfied criteria for a mastery of sensation language in general, we then respect his claim to have identified a new type of sensation even if the sensation is correlated with nothing publicly observable». Mais la conséquence qui découle selon lui des vues de Wittgenstein est plutôt que «for each rule there must be an “external check” on whether I am following it in a given instance». Et cela veut dire que les autres locuteurs «must have a way of telling (“criterion”) whether it is being followed in a given instance, which [they use] to judge the speaker's mastery of the rule». Wittgenstein rejette donc le point de vue selon lequel «once a speaker, judged by criteria for mastery of various rules, is accepted into the community [celle des utilisateurs du langage], there should be some rules where there is no way for others to check his mastery, but where that mastery is simply presumed on the basis of his membership in the community» (103–104, note).

24 Cf. Gert, B., «Wittgenstein's Private Language Arguments», Synthese 68 (1986)CrossRefGoogle Scholar. Gert, queje suis ici, est le seul auteur qui, à ma connaissance, ait isolé dans le texte de Wittgenstein ce deuxième argument du langage privé. Mon interprétation de celui-ci, sur plusieurs points, s'inspire de la sienne. L'erreur de Gert, cependant, est d'assimiler cet argument au «premier» argument du langage privé: pour lui (malgré la suggestion contraire du titre de l'article), il n'y a dans les Recherches qu'un seul argument par lequel Wittgenstein veut montrer l'impossibilité d'un langage privé. On a plutôt affaire ici, je pense, à deux arguments différents.

25 Rhees, R., «Wittgenstein's Notes for Lectures on “Private Experience” and “Sense Data”», 291.Google Scholar

26 The Blue and Brown Books, 173.Google Scholar

27 Il y a un passage d'un de ses cours (d'après les notes prises par R. Rhees) dans lequel Wittgenstein formule explicitement l'argument. Le passage se lit comme suit: «[Examinons] la situation dans laquelle je suis enclin à dire: “Je suis seul à savoir si j'ai un mal de dent et, peut-être, personne d'autre n'en a un.” Nous pouvons imaginer une condition telle que les autres personnes soient [toujours] en parfaite santé et ne ressentent pas de douleur. C'est alors que j'éprouve une douleur et que j'invente un nom pour la désigner. Qu'est-ce que j'en fais ensuite? […] Il pourrait sembler [qu'en lui donnant un nom] j'aie fait quelque chose qui nous est familier, comme lorsque je dis “J'ai donné [à quelqu'un] le nom «Smith».” Ici, il y a plus que le son [noise], puisqu'il y a l'usage [use]—ce qui va en être fait. Mais qu'en est-il dans un cas où je donne un nom à la douleur? Qu'y a-t-il ici mis à part le son? Nous pourrions dire: “La personne désignait en esprit [meant] la sensation.” Mais comment est-ce que vous désignez, en esprit la sensation? —A l'intention de qui est-ce queje [la] désigne [do I point]? Est-ce que je veux amener des personnes à faire telle ou telle chose, etc.? Est-ce que je pourrais les entraîner à extraire une dent quand je prononce [le mot] “douleur”? C'est alors, et alors seulement, que le mot recevrait une signification [would the word get a meaning]» («The Language of Sense Data and Private Experience (I) (Notes taken by Rush Rhees of Wittgenstein's Lectures, 1936)», Philosophical Investigations 7 [1984], 35).Google Scholar

28 Cf. Malcolm, N., Problems of Mind: Descartes to Wittgenstein (New York: Harperand Row, 1971)Google Scholar, en particulier 46 et suiv.

29 Un passage de son cours sur les «sensé data» et les expériences privées montre également que Wittgenstein accepte cette conséquence. On lit d'abord ceci: «Robinson Crusoé [sur son île déserte] peut avoir eu des soliloques. Et il se parle alors à lui seul. Mais il parle le langage qu'il parlait auparavant avec des personnes.» Donc, pour Wittgenstein, en parlant ce langage, Robinson peut utiliser, entre autres, des mots (publics) qu'il a appris pour se référer à ses sensations. On lit ensuite: «Mais imaginez qu'il invente un langage privé. Imaginez qu'il donne un nom à une de ses sensations. Qu'est-ce qu'il fait ensuite [de ce nom]? —Supposez qu'il tienne un journal et qu'à chaque jour où il a un mal de dent il inscrive un x dans son journal. Nous devons supposer que personne ne peut comprendre ce qu'il veut dire et qu'il ne peut pas l'expliquer [à quelqu'un d'autre]» («The Language of Sense Data and Private Experience (I)», 34). Dans la suite du passage, Wittgenstein remarque que, dans ces conditions, le «x» ne fonctionne pas réellement comme un nom de la sensation: «x» est semblable au signe privé «S» (on doit supposer dans l'exemple du texte qu'un mal de dent est une sensation—privée—pour laquelle Robinson ne possédait encore aucun nom). Autrement dit, bien que Robinson connaisse déjà des noms de sensations du langage qu'il a appris des autres personnes, il ne peut pas inventer un nom pour désigner une sensation qu'il est seul à pouvoir comprendre.

30 A l'exception de S. Kripke, comme je l'ai noté plus haut (voir note 23).

31 Rhees, R., «Can There Be a Private Language», Proceedings of the Aristotelian Society, Supplementary vol. 28 (1954)Google Scholar, repris dans G. Pitcher, éd., Wittgenstein: The Philosophical Investigations, 275.

32 On pourrait se demander dans quelle mesure les deux arguments n'ont pas une autre «conséquence paradoxale». Si à chacun des noms de sensations doit être associé un critère de correction et si, pour être un nom, un signe doit avoir un emploi dans des jeux de langage, comment concevoir l'introduction de nouveaux mots dans notre vocabulaire des sensations? On peut imaginer par exemple que, pour se référer à une expérience qu'il n'a jamais eue auparavant, quelqu'un entreprenne d'utiliser un signe seulement pour son propre usage et que, par la suite, le mot soit aussi adopté par d'autres locuteurs (le signe aurait d'abord un «usage privé» et il recevrait ensuite un «usage public»). Est-ce que ce n'est pas de cette manière (en particulier) que sont créés de nouveaux noms de sensations? Wittgenstein, je pense, répondrait ceci. Au début, il se pourrait que l'on remarque, comme dans cette situation, qu'une personne tende à émettre parfois un certain son (ou àfaire une marque sur un calendrier). Admettons que cela se produise dans des circonstances observables précises (ainsi on constate, comme dans l'exemple du paragraphe 270, qu'à chaque fois où elle émet le son ou inscrit le signe et dit avoir la sensation, il y a chez elle une élévation de la tension artérielle). Le son, ou la marque, toutefois, ne remplirait pas encore la fonction d'un nom. Mais supposons que l'on constate le même phénomène chez d'autres individus (ils déclarent avoir une certaine sensation quand on peut observer une élévation de leur tension artérielle). En ce point, il se pourrait qu'un groupe de locuteurs en vienne à considérer une élévation de la tension artérielle (et le fait de dire qu'on a une certaine sensation) comme un critère de l'occurrence de la sensation; à partir de ce moment, ils vont pouvoir dire quand le «signe» est employé ou non correctement. D'autre part, on pourrait imaginer que celui-ci commence aussi à être utilisé par eux dans des jeux de langage (par exemple le jeu dans lequel toutes les fois que quelqu'un dit avoir la sensation, il doit prendre un certain médicament prescrit par son médecin). Ici, Wittgenstein dirait: c'est alors que le son commence à être employé comme un nom (et c'est de cette manière que l'on doit concevoir l'introduction dans le langage d'un nouveau nom de sensation). Au début, il n'était pas encore un nom (ni à plus forte raison un nom privé); il ne le devient que lorsque des locuteurs s'accordent sur la façon dont ils vont l'utiliser (en fixant entre autres ses critères de correction) et lorsqu'un emploi lui est donné dans des jeux de langage.

33 Il n'est pas évident que cette réponse soit tout à fait convaincante, mais, il me semble, c'est la seule que pourrait donner Wittgenstein.